LE BTP FACE A LA FLAMBEE DES PRIX DES MATERIAUX DE CONSTRUCTION
Dans le domaine du BTP, le chiffrage des travaux de construction est un processus délicat, complexe et compliqué étant donné qu’il n’est pas facile de trouver le juste milieu entre la facturation d’un prix réaliste et concurrentiel d’une part et la réalisation d’une marge bénéficiaire suffisante pour ne pas travailler à perte de l’autre. Ainsi, il est courant de passer par le calcul du déboursé sec c’est-à-dire les dépenses nécessaires à l’exécution, sans prendre en compte la marge à dégager. Elles correspondent en général au prix de revient de la main d’œuvre, la location du matériel et l’achat des fournitures. L’entreprise se base donc sur les prix d’achat pratiqués au moment de l’établissement de son offre financière alors que rien ne lui garantit qu’ils vont rester stables au cours des travaux surtout que les durées des projets sont généralement longues et parfois également le délai entre la date du chiffrage et celle du démarrage réel des travaux. Devant ce grand risque de fluctuations des prix, à la hausse ou à la baisse d’ailleurs, des clauses contractuelles doivent être prévues dans les contrats afin de garantir l’équilibre économique entre l’acheteur et le titulaire du marché et préserver ainsi les droits des deux parties de manière équitable et raisonnable. Qu’il s’agisse du carburant, aluminium, acier, étanchéité ou d’autres articles, le constat est unanime chez les professionnels, ces matériaux de base indispensables au secteur du bâtiment voient leurs prix grimper voire exploser, dès le début de l’année 2020. En l’espace de quelques mois seulement, le prix d’achat de certaines matières a triplé et celui du fret maritime a quadruplé. En cause, de multiples raisons qui, en s’associant, semblent impacter durablement les marchés.
D’abord, la crise sanitaire liée à la propagation rapide de la covid-19 a affecté tous les secteurs économiques, ce qui a poussé les gouvernements à travers le monde à préconiser le confinement et le télétravail. Or, ce dernier n’est pas adapté au domaine de la construction, par conséquent, le BTP se retrouve complètement désorganisé. Dans ces conditions, l’activité des entreprises enregistre un recul historique durant cette période donnant lieu à une grande pénurie de la marchandise ainsi que de la main-d’œuvre dans le marché et donc à une flambée des prix. Cette mise à l’arrêt forcée et imprévue des usines paralyse brutalement le trafic maritime international c’est pourquoi, à la reprise de l’activité, les conteneurs se retrouvent dispersés un peu partout dans le monde semant ainsi la pagaille à cause d’un inhabituel manque d’espace disponible pour le transport de produits. De ce fait, les marchandises s’accumulent du côté des pays exportateurs sans moyen de les acheminer tandis qu’un embouteillage de navires vides se crée de l’autre côté de la planète. A ce manque s’ajoutent l’engorgement des plus grands ports internationaux et la fermeture temporaire de certains terminaux maritimes en raison des mesures strictes de contrôle de la pandémie. Cette crise des conteneurs a engendré une carence de matériaux et un allongement des délais de livraison si bien que les coûts de l’importation des produits sont montés en flèche pour atteindre des niveaux impensables.
Ensuite, l’invasion russe de l’Ukraine déclenchée le 24/02/2022 suscite la panique dans l’économie mondiale. Cet acte de guerre a bien entendu des conséquences directes sur les produits exportés par la Russie ou qui transitent par cette zone. Les prix du pétrole s’envolent dès le début de l’attaque terrestre et aérienne pour atteindre des seuils records ce qui alimente davantage l’inflation.
Les événements susceptibles de bouleverser les coûts des matières premières du jour au lendemain sont multiples mais dans tous les cas, la maîtrise de l’évolution des prix dans un contrat est essentielle. Quels ajustements faut-il donc faire pour qu’un achat public, dont le contrat est déjà signé, reste équitable ? Selon l’article 12 du décret n° 2-12-349, les marchés publics de travaux sont tous révisables au Maroc. L’objectif de la révision des prix est de tenir compte des variations économiques constatées dans les cours des produits, nécessaires à la réalisation du marché, entre la date d’établissement des prix et celle d’achèvement des travaux, par application de formules à index règlementés, simples ou globaux.C’est donc, en principe, une hausse des montants des marchés, favorable à l’entreprise mais il arrive que la révision soit à la baisse du fait d’une évolution négative d’un index si la conjoncture économique l’oblige suite à une diminution du prix du pétrole par exemple. Néanmoins, ce système s’avère inefficace et montre ses limites du fait qu’il ne traduit pas correctement les fluctuations économiques dans la mesure où il donne lieu à une compensation souvent insuffisante. Ceci est, d’une part, dû au fait que la révision se calcule en utilisant, pour les prestations réalisées au cours d’une période donnée, les valeurs des index propres à ladite période. Or, dans le secteur du BTP, le travail se fait avec beaucoup d’anticipation c’est-à-dire que la fourniture nécessaire à l’exécution des travaux est généralement commandée plusieurs semaines voire plusieurs mois à l’avance. D’ailleurs, lorsque le marché prévoit des prestations nécessitant l’approvisionnement en matériaux et marchandises, il peut être prévu dans le bordereau deux types différents de prix : l’un correspond à la mise en œuvre et l’autre à l’approvisionnement. Ce dernier fait, dans ce cas, l’objet d’une formule de révision distincte qui se base sur la date effective de livraison in situ. Or si nous prenons, à juste titre d’exemple, les ascenseurs ou encore certains types spéciaux de revêtements, la fabrication se fait habituellement sur commande et la production peut nécessiter de longs délais. D’autre part,les formules proposées dans les marchés sont, des fois, elles-mêmes inadaptées lorsque les pondérations attribuées aux paramètres ne sont pas représentatives.
Par ailleurs, conformément à l’article n°153 du décret n°2-12-349, lorsque le délai de soixante-quinze (75) jours, à compter de la date d’ouverture de plis ou de signature de marché par l’attributaire dans le cas de la procédure négociée, pour l’approbation du marché risque d’être dépassé, le maître d’ouvrage (MOA) doit informer les concurrents pour leur proposer une prorogation pour un nouveau délai. Dans ce cas, seuls ceux ayant donné leur accord avant la date limite fixée, restent engagés pendant ce nouveau délai.Les autres sont libérés de tout engagement vis-à-vis du MOA et mainlevée de leurs cautionnements provisoires leur est donnée. De surcroît, lorsque le MOA décide de suspendre une partie ou la totalité de l’exécution des travaux durant une période déterminée, soit avant soit après le commencement des travaux, le Cahier des Clauses Administratives Générales marocain applicables aux marchés publics de travaux (CCAG-T) donne, au sixième paragraphe de l’article n°48, le droit à l’entreprise de demander au MOA une indemnisation sur le préjudice subi du fait de cet ajournement en présentant, à l’appui, les documents justificatifs. Ces démarches salutaires s’avèrent justes et précises malgré la complexité du calcul et de l’évaluation de l’indemnité dans le cas de l’ajournement, contrairement à la réglementation française d’ailleurs où, lorsqu’un délai anormalement long s’écoule entre la date d’élaboration des prix et de commencement des travaux, il y a recours à l’actualisation afin de revaloriser globalement le montant du marché ; autrement dit, les prix initiaux sont remplacés par de nouveaux prix, calculés sur la base d’index réglementés. Cette actualisation a lieu une seule fois avant le début de l’exécution des travaux et ne concerne que les marchés à prix fermes, et les formules de calcul sont similaires à celles de la révision. Quoique cette démarche présente l’avantage de sa simplicité et sa facilité d’application, sa fiabilité est confrontée aux mêmes problèmes que ceux rencontrés par la procédure de la révision.
En somme, les clauses de révision des prix dans les différents contrats constituent un maillon important pour les MOA et pour les entreprises. Toutefois, les risques liés à une mauvaise appréciation de ses paramètres en amont sont multiples. Des formules appréhendant mal l’évolution du prix de certains facteurs de production peuvent mettre à mal l’équilibre économique des entrepreneurs. A l’inverse, de telles formules sont en mesure de constituer un risque pour un MOA de voir ses prix augmenter dans des proportions considérables. La pertinence de la méthode de la révision doit donc être remise en question pour laisser place à d’autres procédures capables de constituer un gage de visibilité pour les parties. Le calcul des coûts supplémentaires réels de manière directe est sans doute la méthode la plus proche à la réalité et la plus efficace mais elle reste difficile à mettre en place en raison, non seulement des divergences attendues entre l’entreprise et le MOA, mais également de l’usage abusif et douteux que des représentants non intègres du MOA peuvent en faire.
Abdelhak EL MOULI
Ingénieur d’état en génie civil
Lauréat de l’Ecole Mohammadia des Ingénieurs